SOCIÉTÉ ACADÉMIQUE RELIGIEUSE ET SCIENTIFIQUE DU DUCH~ D'AOSTE fondée le 29 mars 1855 sous la protection de saint Anselme Archevêque de Cantorbéry el Docteur de l'Église Quarante -et- unième bulletin AOSTE IMPRIMERIE ITLA 1964
Ce bulletin est publié avec le concours de l'Administration régionale de la Vallée d'Aoste
Comptes rendus des Séances de la Société
SEANCE DU 3 SEPTEMBRE 1964 Cette séance publique a revêtu une ampleur, une signification exceptionnelles. La salle du Conseil régional présentait un aspect imposant. Des personnalités venues de Turin, d'Ivrée s'y trouvaient réunies avec l'élite du clergé et du laïcat d'Aoste et de la Vallée. Tout le gratin de la ville était là, car l'ordre du jour était tout particulièrement alliciant. Un sujet tout palpitant d'actualité pour la région valdôtaine: «Les raisons idéales de !'Autonomie» a été traité magnifiquement et en homme lui par M. le prof. Alexandre Passerin d'Entrèves, illustre privat-docent de la philosophie du droit à l'université de Turin. En une splendide synthèse, M. d'Entrèves nous a retracé l'histoire de la doctrine régionaliste et allégué les principaux arguments de la théorie absolutiste. Ç'a été un exposé très clair et très complet. Le relateur a étudié les origines et les progrès de la centralisation, les méfaits et les remèdes qu'il convient d'y apporter par l'organisation régionale. Une réorganisation régionale, sagement dirigée, respectueuse des droits acquis et répondant aux besoins nouveaux aurait sur l'avenir de la Vallée d'Aoste une décisive influence. Le rôle des capitales des régions serait bienfaisant pour la nation tout entière. Malheureusement nous n'avons qu'un simulacre de vie régionale. Notre vieille autonomie, qui n'avait pas démérité, a été supprimée graduellement par les souverains de Savoie, par nos ronds-de-cuir, par les satrapes fascistes. Il serait bien de se reporter à la dissertation de M. le prof. d'Entrèves, et l'on verra que le rapporteur, après avoir fait la critique des excès de la centralisation au détriment de la Vallée d'Aoste, et après avoir étudié la législation décentralisatrice, ainsi que les caractères propres du régionalisme, nous a montré fort bien tout ce qui reste à faire au point de vue administratif, intellectuel, économique et social. C'est pourquoi il est tout heureux de pouvoir recommander des ouvrages de M. Frédéric Chabod traitant des moyens pratiques de développer,
VIII Académie Saint-Anselme dans les circonstances présentes, la vie régionale et nous montrer comment nous pouvons, en nous conformant à la loi, reconstituer le vivant patrimoine de nos vielles races. M. le prof. d'Entrèves ne s'est point fait faute d'évoquer, en des accents qui nous ont touchés, le souvenir de M. Emile Chanoux et de faire allusion à son bel opuscule sur le Régionalisme et les Autonomies. Là, nous trouvons les raisons idéales concernant nos institutions régionales. Il est donc de toute nécessité que nous retournions aux projets si bien élaborés, aux perspectives du grand fédéraliste valdôtain. Il faut que sa pensée' reprenne son chemin. A cet effet, c'est-àdire pour avoir une conception adéquate de cette pensée, il serait bon de retrouver sa thèse de doctorat à la Faculté de droit de l'université de Turin. Cette thèse roule précisément sur les collectivités locales. M. le prof. Alexandre d'Entrèves n'a pas oublié de nous représenter que l'autonomie est basée sur l'intangibilité de notre langue française et que c'est grâce à notre langage particulier, né· sur notre sol, que nous avons pu revendiquer un régime à part. La langue d'un peuple fait partie de son essence même; elle « se forme insensiblement, à travers les siècles, avec les débris des différentes civilisations, avec les invasions qui se sont superposées, avec les moeurs, la législation, les divers régimes et les habitudes sociales ». 'Cette pensée n'a jamais été comprise par les nullités bureaucratiques, par les têtes de linotte, par tous ces niveleurs idiots, qui se sont fait un titre de gloire de piétiner les droits historiques de la Vallée d'Aoste, de piétiner peu à peu sa langue française, laquelle a une corrélation si intime avec l'esprit et le caractère du peuple valdôtain. En 1909, un comité pour la protection de la langue française s'était constitué, sous la présidence de M. le doct. Réan. Nous en étions déjà arrivés à la victoire définitive du droit quand survint le fascisme. Nous n'exagerons pas en disant que Mussolini fut le plus néfaste, le plus abominable Erostrate du vingtième siècle. Plutôt que de cheminer dans l'ornière, il préféra côtoyer l'abîme; il le côtoya en effet, et si bien qu'il finit par y tomber en y précipitant son pays. N'empêche. que le Comité pour la protection de la langue française a fait de la bonne et de l'utile besogne; il aurait remporté une victoire définitive si quelques .têtes cornues et biscornues ·de chez nous n'avaient fait oeuvre de fossoyeurs et déterminé l'Union Valdôtaine à jouer malheureusement sa dernière carte. C'est la faute à Rousseau, disaient nos pères, et nos quelques Rousseau à nous qui· se flattaient et se flattent de tenir bureau d'esprit: n'ont été que-des Rabagas pour faire une politique d'artichaut. Ce ·n'est pas en boyc.ottant notre .langue maternelle qu'on pouvait
Comptes rendus des séances IX arracher_du gouvernement !'Autonomie et l'asseoir sur des bases solides. Mais ces étranges Welches faisaient fi de l'autonomie et en haut lieu on se contenta de nous enjoler avec des promesses nices, des promesses de banquistes, des eaux bénites de cour et d'endormir les mulots. M. le référendaire souhaiterait qu'on reconstituât la Ligue pour la conservation de la-langue française. Il serait aussi de toute nécessité que les Valdôtains conversassent aussi en français et que le français redevînt la langue instrumentale pour l'enseignement de certaines matières. Mais voici le hic, voici le chiendent ! Quel est le professeur d'histoire, de géographie, de mathématiques ou de sciences naturelles qui se prêterait à sériner une leçon dans la langue de nos pères, surtout s'il n'est pas Valdôtain? Les autorités régionales font tout ce qu'elles peuvent pour la sauvegarde de nos caractères ethniques. Il faudrait que le gouvernement en fît autant, que bien des Valdôtains n'allassent pas à la remorque de tant d'italianisants sots et maboules. La dissertation de M. le prof. Alexandre d'Entrèves, disons-le sans hyperboles, a enlevé l'auditoire à l'émeri. Nous espérons pouvoir la publier dans le prochain bulletin 1965. * M. l'abbé Lin Colliard, s'étayant sur des documents que lui a bienveillamment fournis le rév. père prof. Pietro Stella, a brossé un tableau d'une vérité parfaite sur l'ambiance ecclésiastique valdôtaine au début du xrxe siècle. Les .grandes secousses morales, religieuses ou politiques laissent toujours quelque chose après elles. Le calvinisme naquit en France au XVIe siècle, ensuite le gallicanisme et le jansénisme au xvne siècle, jusqu'au richérisme, au fébronianisme, etc. Il va sans dire que cette nation en demeura assez affectée. On vit alors ce qu'on verra éternellement dans toutes les révolutions; elles finissent, mais l'esprit qui les enfante leur ~urvit et .franchit les frontières. « Il paraît, nous dit M. Colliard, que l'ambiance ecclésiastique turinoise, et notamment l'université, ait été rntachée, dès le xvnre siècle, d'un rigorisme moral à teinte janséniste », et il ajoute « qu'un peu partout, et, en ce qui nous concerne, dans les Etats Sardes, subsistaient des adhérents enthousiastes des anciennes tendances locales et d'un rigorisme moral de marque janséniste ... ». D'après tous les historiens ecclésiastiques les plus accrédités, l'Eglise depuis son origine, oncques ne vit hérésie aussi extraordinaire que le jansénisme. Toutes les hérésies, en naissant, se sont séparées ouvertement de
X Académie Saint-Anselme la communion universelle et se glorifiaient même de ne plus appartenir à une église dont elles rejetaient la doctrine comme erronée sur quelques points. Le jansénisme s'y est pris autrement; il nie d'être séparé; il composera même si l'on veut, des livres sur l'unité de l'église dont il démontrera l'indispensable nécessité. Il soutient avec un toupet incroyable qu'il est membre de cette église qui l'anathématise. Il prétend être catholique malgré l'Eglise catholique; il lui démontre qu'elle ne connaît pas ses enfants, qu'elle ignore ses propres dogmes. Il va jusqu'à affirmer que les 5 propositions qu'on veut condamner ne sont pas dans le livre de Jansénius. A cette époque, les théologiens discutent ce problème: nous ne pouvons rien sans la grâce de Dieu; et cependant nous sommes libres et responsables, de là ils ont été amenés, les uns à exagérer l'action de Dieu en nous, les autres à exagérer notre liberté. Les jansénistes se sont rangés parmi les premiers, mais ils se sont trouvés en face d'eux les jésuites, disciples de Molina. M. Colliard se pose cette question: « Existe-t-il un jansénisme valdôtain ? ». Il fait tout d'abord cette distinction d'une extrême justesse: « Il ne faut pas confondre la doctrine théologique janséniste avec la tendance au rigorisme moral tel qu'on le constate en général parmi les gens de montagne ». Que le jansénisme ait exercé indirectement une influence sur les pratiques religieuses et même sur la discipline ecclésiastique, c'est possible. Mais très probablement elles n'avaient pas d'adhérents convaincu.s ces cinq propositions de Jansénius que voici: 1. Quelques commandements de Dieu sont impossibles, lors même que les hommes veuillent et s'efforcent de les accomplir, selon les forces qu'ils ont présentes; et la grâce qui les leur rend possibles leur manque. 2. Dans l'état actuel de la nature tombée, on ne résiste jamais à la grâce intérieure. 3. Pour mériter ou démériter dans l'état de la nature tombée, la liberté qui exclut la contrainte suffit. 4. Les semi-pélagiens admettaient la nécessité de la grâce intérieure prévenante pour chaque action en particulier, même pour le commencement de la foi, et ils étaient hérétiques, en ce qu'ils voulaient que cette grâce fût telle, que la volonté humaine pùt lui résister ou lui obéir (proposition fausse et hérétique). 5. C'est dans l'erreur des semi-pelagiens que de dire que Jésus-Christ est mort, ou qu'il a repandu son sang généralement pour tous les hommes. (Cette proposition a été condamnée comme fausse, impie, blasphématoire, hérétique car Jésus-Christ n'est pas mort seulement pour les prédestinés, mais pour tous les hommes). Tout nous porte à croire avec M. Colliard qu'une vraie profession de
Comptes rendus des séances XI doctrine janséniste n'existait pas dans le diocèse d'Aoste, mais qu'il s'agissait plutôt d'un rigorisme moral de marque janséniste. Le jansénisme avait été combattu avec une énergie sans pareille, dès la moitié du xvne siècle, par Mgr Bailly. Mais notre évêque ne fait jamais allusion à l'existence du jansénisme en Vallée quand il en parle au Saint-Siège; il dit que ces hérétiques « sèment en France, en Flandres et en Allemagne leurs erreurs ». L'intention de Mgr Bailly était de prémunir les ecclésiastiques du diocèse d'Aoste «contre les embûches des jansénistes», et à cette fin il alla jusqu'à défendre à un prêtre, qui lui avait demandé d'aller étudier en France, de se rendre à Paris, « le foyer de l'infection hérétique ». Il lui permit d'aller faire ses cours à Avignon. Il en sera de même plus tard, au XIXe siècle. De jansénisme proprement dit, il n'est maille à partir de ] 800. Toutefois on remarquait un rigorisme moral assez accentué, aux teintes jansénistes. Par exemple, les confesseurs ne pouvaient entendre en confession les étrangers qui ne leur exhibaient pas un billet de permission de leurs curés; en général les fidèles ne s'astreignaient guère qu'à la confession et à la communion pascale et par conséquent on ne conservait que le nombre des Saintes espèces strictement nécessaire pour les malades éventuels. Dans les grands séminaires, il n'était pas question de la Communion quotidienne; on ne s'approchait de la table Sainte que trois fois la semaine. Les fidèles, pour l'accomplissement du devoir pascal, devaient communier dans leurs propres églises et se confesser à leurs curés. Lors même qu'on était exempt de fautes graves l'on ne pouvait communier si l'on avait laissé passer sept, six ou seulement cinq jours sans se confesser. Mgr de La Palme enjoignit au chapitre de la cathédrale de supprimer certaines sculptures qui ornent encore maintenant les stalles du choeur et qui lui paraissaient « malédifiantes ». Ces sculptures, à vrai dire, n'ont rien d'indécent ni de scandaleux; elles ne sont que des symbolismes pas du tout indignes de nos églises. Le chapitre ne tint pas compte de l'injonction épiscopale. Mgr de La Palme se montra très hostile à la doctrine de saint Alphonse de' Liguori, il soutint, à ce sujet, des polémiques avec les pères Joseph-Marie Favre et Pio Brunone Lanteri, mais sans succès. Etait-il janséniste, gallican cet évêque ? Les opinions se partagent. Très probablement il n'était qu'un rigoriste antiliguorien. Le rigorisme doctrinal se révèle chez l'abbé Goirand de la Baume, qui entre autres choses, n'était guère favorable à la Communion fréquente. Paraissaient sentir un peu le fagot janséniste le chan. Jean-Pierre Enrietti, prévôt de Quincinetto et le clerc Colliard, qui provoqua une lettre de Chincheré, curé d'Issime, contre leur prétendue hérésie. « Il est difficile,
XII Académie Saint-Anselme dit M. l'abbé Lin Colliard dans sa dissertation, de pouvoir conclure que le chan. Enrietti et le clerc Colliard étaient de dotrine théologique proprement janséniste ». On ne sait si la polémique a eu une suite. Le gallicanisme avait-il des adeptes en Vallée d'Aoste? Disons tout d'abord que les évêques qui nous venaient du Piémont ou de la Savoie n'étaient gallicans qu'en théorie non pas tant en pratique. S'ils avaient uri culte pour le droit divin de la souveraineté, ils sentaient aussi souvent le poids de l'ingérence excessive des souverains dans les choses spirituelles. La cour de Turin était imprégnée de gallicanisme. C'est le souverain qui ordonne aux évêques de traitèr telle ou telle question de foi; c'est lui qui leur dit comme Dieu à l'océan: vous irez jusque là et vous n'irez pas plus loin; c'est lui qui choisira à son gré les candidats à l'épiscopat, qui ira jusqu'à nommer les évêques dans ses Etats, et les prévôts du GrandSaint-Bernard, les abbés dans les grandes abbayes. Il est vrai que le pape Nicolas V, par son indult du 10 janvier 1451, et pour s'assurer la protection du duc de Savoie Louis, lui avait accordé le privilège de ne nommer dans ses Etats que des évêques et des abbés de monastères agréés par la couronne, à la condition toutefois que les souverains de Savoie persévérassent dans l'obédience des pontifes romains. Mais de là jusqu'à leur octroyer le droit de présentation aux évêchés et aux abbayes, comme d'aucuns prétendent, il y a bien loin. Seulement plus tard et bien abusivement, les ducs de Savoie se prévalant de cet indult s'arrogeront le droit, même de nommer les évêques, les abbés des diocèses et des abbayes inclus dans leurs Etats. Il fut un temps où la cour de Savoie se plaignait de ce que les évêques à la fin des lettres qu'ils lui adressaient se contentaient d'écrire: « Votre très humble serviteur ». Il fallait ramper à plat ventre devant la statue de Nabuchodonosor. Le monarque se considérait au-dessus du pape même dans le temporel, voire dans -le spirituel. En France cette·doctrine gallicane était encore plus accentuée. Si l'on songe, fait observer un grand écrivain, aux succès éblouissants d'une très longue partie du règne de Louis XIV, à cette constellation de talents qui brillaient autour de lui, et ne Féunissaient leur influence que pour la faire valoir; à l'habitude du commandement le plus absolu; à l'enthousiasme de l'obéissance qui devinait ses ordres au lieu de les attendre; à .la flatterie qui l'environnait comme une sorte d'atmosphère, comme l'air qu'il respirait, et qui finit enfin par devenir un culte, une véritable adoration, on ne s'étonnera plus que d'une chose. C'est qu'au milieu de toutes les séductions imaginables, il ait pu se douter qu'il était homme. La France -connut donc cette époque d'enivrement où tout devait se plier
Comptes rendus des séances XIII devant l'impérieuse volonté du monarque omnipotent et où les ordres du Pape ne comptaient plus rien. Mgr Duc affirme que la Vallée d'Aoste, dépendante de la métropole de Chambéry, était à cette époque entachée de jansénisme et de gallicanisme. C'est pour motif que le Petit Catéchisme ou Catéchisme de Lyon fut substitué par !'Abrégé des principes de l'instruction chrétienne et que la théologie dogmatique et morale de Louis Bailly fut mise à !'Index par le Saint-Siège en 1852 et remplacée par une autre plus orthodoxe. Les chanoines Gal et Crétaz, qui pendant 40 ans enseignèrent l'un le dogme, l'autre la morale au Grand Séminaire « furent fidèles disciples de saint Liguori », dit Mgr Duc. M. Colliard préfère désigner le prétendu jansénisme subalpin avec le terme de rigorisme. On dit que le prévôt de Quincinetto, Jean-Pierre Enrietti, avançait des réserves sur l'héréticité des propositions de Jansénius et qu'il recherchait la littérature de Port-Royal. Les études du père prof. Stella de Turin, jetteront peut-être un jour nouveau sur cette question. Quant au gallicanisme, on peut affirmer qu'il n'a pas beaucoup dominé dans la province ecclésiastique de Savoie et notamment dans le diocèse d'Aoste. * A la fin de la séance furent proposés comme candidats trois représentants du corps enseignant: 1. Damien Daudry, instituteur, poète dialectal, auteur de deux opuscules sur La bibliothèque et les archives des Roncas et Un document économique du XVIIIe siècle; 2. M. Joseph-César Perrin, paléographe et publiciste apprécié, qui a fait une belle étude sur PierreAntoine Maquignaz, ravi trop tôt aux lettres valdôtaines; cet instituteur a aussi mis à jour deux ouvrages intéressants sur le Procès au diable à Issime en 1601 et !'Inventaire du château d'Issogne; 3. M. Duc Lucius, qui courtise déjà bien les Muses, est l'auteur d'un florilège La montagne ensoleillée et aussi de plUsieurs nouvelles et de trois livres de lecture pour les écoles primaires. SEANCE DU 27 FEVRIER 1964 Un bon nombre de membres et d'invités ont pris part à cette séance hivernale. M. le vice-président sénateur E. Page, chargé de commémorer un de nos membres très regrettables et très regrettés, M. Charles Monaco, bibliothécaire de la Société, décédé, après un mal implacable, le
XIV Académie Saint-Anselme 8 septembre 1963, s'en est acquitté avec succès. Etaient présents à cette célébration la veuve et plusieurs parents du cher disparu. M. Monaco appartenait à cette génération d'hommes de choix qui, venus du dehors pour s'établir dans notre cité, ont su admirablement bien s'assimiler l'âme valdôtaine. Souvent les meilleurs valdôtains on les trouve parmi ceux qui ne se sont acquis droit de cité chez nous que depuis 70, 60, 50 ans. On peut dire que notre collègue était valdôtain au cent pour cent. L'histoire et la littérature valdôtaine avaient des attraits pour lui. Aussi combien regrettait-il amèrement que le français fût banni de l'enseignement, lorsqu'il suivait ses cours <l'Institut Technique. Il faisait ses délices de la lecture des ouvrages écrits en cette langue, au point qu'il réussit de lui-même à en acquérir peu à peu une certaine connaissance. Chose étonnante ! Il s'efforça même de rédiger dans notre idiome un ou deux parmi les plusieurs portraits qu'il avait tracés de maints personnages valdôtains. Nous avons aussi de lui deux bluettes en italien, l'une sur les Salasses, l'autre sur l'inscription romaine découverte à Bramafam. Chargé du fonctionnement de la Bibliothèque régionale, tout d'abord conjointement avec M. Brocherel, ensuite tout seul après la mort de celui-ci, il fut d'un grand secours pour nombre d'étudiants valdôtains et étrangers qui avaient à piocher leurs thèses de doctorat; au surplus, il enrichit la Bibliothèque d'un tas d'ouvrages valdôtains ou ayant trait à la Vallée d'Aoste. C'est par ce moyen qu'il parvint à développer la vie régionale et à assurer la régularité dans le fonctionnement de notre Bibliothèque. M. Charles Monaco avait l'esprit d'ordre et d'organisation et partant il était parfaitement taillé pour être un bibliothécaire idéal. La tête était bien faite, le cerveau assez meublé, l'esprit clair. Il avait d'admirables dons natifs, une culture d'autant plus étonnante qu'elle s'était faite au jour le jour sans avoir achevé ses cours secondaires. Il était ferré à glace sur la numismatique et n'était pas du tout à jeûn de l'histoire ... A l'heure qu'il est, il rendrait de grands services à l'Académie pour agencer les nouveaux locaux que nous ont accordés les autorités régionales et pour y ranger les livres; il nous a bien aidés pour la translocation de tous les ameublements et de tous les volumes au nouveau siège. M. Monaco savait imprimer de l'entrain à une affaire, et pour peu que cette affaire eût des chances de réussir, il ne l'abandonnait pas sans l'avoir menée à bonne fin. Sa bonté, son dévouement, son empressement à rendre service étaient tellement connus de tout le monde que, de tous côtés, on s'adressait à lui, et bien souvent avec une importunité qui aurait découragé l'homme le plus patient. M. Monaco répondait à tous et à tout. Que de services n'a-t-il pas rendus !
Comptes rendus des séances XV A ce dévouement, M. Monaco unissait les qualités les plus précieuses de l'homme privé: l'élévation de l'esprit, la bonté du coeur, l'affabilité, la franchise, la simplicité du langage et des manières, une facile et courtoise bienveillance, la loyauté dans la conduite. * M. le chan. Marcel Bovi, coadjuteur de Saint-Martin-de-Corléans, nous a tracé la monographie de cette nouvelle paroisse, qui vient d'être reconstituée après environ 170 ans de suppression. Il en décrit le splendide site, le bassin enchanteur qui est celui de la ville d'Aoste même. Des historiens y ont placé la capitale des Salasses. Le mot Corléans, d'après eux, dériverait de Cordeleanus, Cordélus. Cette paroisse existait déjà en 1179. Elle avait pris pour titulaire le plus grand thaumaturge de son siècle, le saint le plus populaire, le plus h~noré dans notre vallée: saint Martin de Tours, disciple de saint Brice. Ce grand missionnaire des Gaules, cet illustre prédicateur des campagnes, avait évangélisé notre contrée dans les années 347 et 360. Dans les siècles passés, 18 paroisses valdôtaines lui étaient dédiées, de nos jours cinq l'ont encore pour leur protecteur. Jusqu'au xrie siècle le patron de notre diocèse était saint Martin; il fut substitué par saint Grat II. Les chanoines réguliers de Verrès régirent cette paroisse de l'an 1249 jusqu'en 1488. En 1584, les terres de Saint-Martin-de-Corléans, avec celles de Saint-Etienne, de Gignod, d'Etroubles, de Saint-Oyen, de Saint-Remy, ressortissaient à la couronne. Le baron Jean-François de La Crête, secrétaire du jeune duc Charles-Emmanuel, qui avait déjà acheté, en 1574, la seigneurie de Doues, comprenant aussi Allein, en demanda l'investiture à son souverain. De ces huit terres, De La Crête constitua un seul fief sous le titre de baronnie de Gignod. Ce personnage mourut jeune à Turin le 8 août 1588 à l'âge de 48 ans. Il n'avait pas d'enfants mâles, par suite cette baronnie passa à d'autres mains. Les paroisses de Saint-Martin-de-Corléans et de Saint-Etienne furent sur le point d'être supprimées par la Royale Délégation, créée par patente royale en 1765, mais Mgr Pierre de Sales et son Conseil réussirent à conjurer le danger. Cet organisme déchargea les communiers des prestations en nature: argent, froment, seigle, avoines, poules, cabris, pains, vin, etc. destinés à l'entretien de leurs curés respectifs, mais obligea les communes à leur solder annuellement une somme suffisante à leur subsistance. Cette congrue fut fixée à livres 333, 6 sous et 8 deniers. En 1800, Napoléon porta cette congrue à lires 500, mais à cette époque la paroisse de Saint-
XVI Académie Saint-Anselme Martin était déjà passée à Saint-Etienne, qui dépendait à son tour du chapitre de la cathédrale. La paroisse de Saint-Martin-de-Corléans fut supprimée par décret de Mgr Solar de Villeneuve le 15 mars 1788 et incorporée, comme nous l'avons dit, à la paroisse de Saint-Etienne pour ce qui regarde le territoire en deçà du torrent Clos neuf en commençant par son embouchure dans la Doire et remontant par son lit jusqu'à l'union de ses deux branches et ensuite par sa branche orientale appelée rû de Vapière et autrement comme est limitée par le territoire temporel jusqu'à la sommité des monts. J'ai reproduit ces limites telles qu'elles étaient marquées par les chartes de l'époque. La cause de cette suppression c'était que « les pauvres habitants de Saint-Martin-de-Corléans n'étaient plus capables de supporter le poids d'une congrue ni l'entretien d'une église et d'un presbytère et aussi parce qu'il était nécessaire de pourvoir d'une manière solide à l'entretien du recteur des quartiers supérieurs (Arpuilles, Excenex) et d'y établir un cimetière ». Les biens ruraux de Saint-Martin servirent à constituer le bénéfice de la nouvelle paroisse d'Excenex. Voici la liste de quelques curés de Saint-Martin de Corléans jusqu'à la date de sa suppression: Jean Anthoniet ( 1408), Pastoret Léonard (de 1596 à 1609) , Pastoret Jean-Pantaléon (de 1639 à 1658), Duc Emmanuel-Philibert d'Ayas et curé de Pont-Bozet (1675), Angelin Barthélemy, très probablement de Fontainemore (1679), Rigollet Joseph d'Ayas (1738), Curtaz Joseph-Antoine (de 1742 à 1743), Borbey Louis de Charvensod (de 1768 à 1788). En cette année de la suppression de la paroisse, ce dernier curé Borbey fut nommé curé à Bône. M. le relateur chan. Bovi nous a présenté une liste bien plus complète des pasteurs qui ont régi Saint-Martin-de-Corléans. Cette fraction de la commune d'Aoste est de nouveau érigée en paroisse. Il y a peu d'années qu'elle a été confiée aux chanoines réguliers du Grand-Saint-Bernard qui tiennent aussi tout près une école d'agriculture. Les jeunes gens avec l'agrologie et l'agronomie s'y instruisent aussi en d'autres matières, notamment dans la langue française. Ces excellents religieux se font bien vouloir de la population de Saint-Martin; ils y exercent un ministère très fructueux. M. le chan. Bovi est entré dans une foule de détails intéressants qu'il serait trop long de reproduire dans ce compte rendu. * M. l'abbé Létey Alexis, curé d'Ayas, nous a entonné les louanges d'un
Comptes rendus des séances XVII ecclésiastique né dans cette paroisse alpestre et bien méritant sous tous les rapports, et qui a creusé un sillon profond dans le diocèse. Il s'agit de M. le chanoine Joseph Raymond, prévôt de la cathédrale d'Aoste, vicaire général, official, protonotaire apostolique, vicaire capitulaire, curé de SaintJean d'Aoste à deux reprises. Il y a déjà 215 ans que cet ecclésiastique exceptionnel de Champoluc a quitté cette terre et néanmoins l'oubli a respecté sa cendre. Le relateur nous a décrit l'époque où il a vécu, époque de foi intense, mais aussi époque de continuel conflit entre le roi de Sardaigne et le Saint-Siège, de chamailleries entre le prévôt et l'archidiacre au sujet des droits de préséance, de luttes entre l'autorité civile et ecclésiastique, de menace d'invasions, notamment espagnole, etc. Nous l'avons déjà dit ailleurs, l'esprit gallican animait nos souverains; sous le nom de liberté gallicane se cachait une conjuration de l'autorité temporelle pour dépouiller le Saint-Siège de ses droits légitimes; c'était l'étendue excessive de la juridiction royale. Le roi dans la pratique était plus chef de l'église que le pape; non seulement il fallait son gré, mais son consentement. Il ne se contentait pas de présenter les ecclésiastiques aux bénéfices, aux dignités, mais il les nommait directement lui-même, sans gré du pape. Nous savons que l'archidiacre fut longtemps vicaire général, le bras droit de l'évêque et le premier après lui. L'archidiacre et le prévôt eurent à travers tout le Moyen Age ingérence dans les paroisses du diocèse. Ces deux dignités pendant longtemps se disputèrent les droits de préséance. On sait par exemple que le prévôt Raymond fut péniblement affecté lorsque les bulles pontificales du 27 mars 1727 en pourvoyant le chan. Borrettaz Jean-Nicolas de l'archidiaconat, déclarèrent que la dignité archidiaconale était la première après la pontificale. Après ces disputes, chacun finissait par garder ses positions. Mgr Duc nous apprend qu'en 1732 le prévôt et l'archidiacre de la cathédrale, voulant terminer à l'amiable la controverse qui les divisait au sujet de la préséance, s'en remirent à l'arbitrage de l'archevêque de Tarentaise. Celui-ci donna gain de cause au prévôt. Mais la contestation reviendra sur le tapis. Plus tard, après le décès de Raymond, il y aura de nouveau une dispute à ce sujet. Au synode du 15 avril 1750, le secrétaire Favre, ayant dans l'appel de ceux qui y devaient intervenir, nommé le prévôt avant l'archidiacre, celui-ci réclama prétendant, comme il avait fait précédemment, que les deux dignités du chapitre devaient être nommées ensemble. On lui donna acte de cette opposition. Ce n'est que le 12 mars 1761, sous Mgr de Sales, que cette question de la préséance fut tranchée définitivement en faveur du prévôt. Au sein de toutes ces divergences, de ces dissensions, de ces discus2
XVIII Académie Saint-Anselme sions, le prévôt Raymond sut montrer un grand tact, un esprit conciliant, une vaste envergure, une prudence consommée. C'était l'Ayassin avec toutes ses qualités sans aucun de ses défauts. Il succéda à l'archidiacre Ribitel dans les fonctions de théologal. Il y démontra une capacité non connue. La grande majorité des chanoines n'était pas pour l'ingérence du roi dans la collation des bénéfices et notamment des dignités: elle se rangeait du côté du souverain pontife. Raymond n'a jamais cherché à obtenir les premières dignités par des voies détournées. Il fut nommé prévôt par le roi à 39 ans seulement. Mais le brave homme eut à lutter maintes fois contre des esprits étroits, brouillons, jaloux du chapitre de la cathédrale et presque toutes les fois il devait recourir au roi. Les choses s'arrangeaient pour le mieux. Dans les nombreuses charges qui lui furent confiées, ce prélat se signala par une activité débordante, un talent au non plus rare, un zèle ardent pour les salut des âmes, voire même pour l'instruction publique, pour les vocations ecclésiastiques. C'est grâce à ses encouragements que les chanoines lorrains portèrent le collège Saint-Béning à un si haut degré de splendeur, à un si haut niveau de culture intellectuelle. C'est à lui que revient l'honneur d'avoir procuré au clergé de cette époque une instruction civile et religieuse si solide et si répandue dans le diocèse, au point que de nombreux curés de campagne étaient munis de diplômes universitaires et se souciaient d'instruire la jeunesse confiée à leur sollicitude pastorale. Jusqu'au beau milieu du xvrne siècle, les gouvernements ne se sont jamais occupés de l'instruction publique. Les sciences et les lettres étaient enseignées dans les monastères et dans les presbytères. La plupart des premières écoles valdôtaines furent fondées par des prêtres ou par des gens d'église. A cette époque, nous voyons surgir dans nos communes et dans nos hameaux des édifices scolaires. Et ce n'est pas sans motif que, depuis lors, jusqu'à nos jours, parmi toutes les régions d'Italie, la Vallée d'Aoste a compté le plus bas pourcentage d'illettrés. Le zèle du prévôt Raymond le porta à multiplier les vocations ecclésiastiques. Sa paroisse natale, Ayas, devint une pépinière de prêtres et est encore de nos jours avec Valtornenche à la tête du diocèse pour la production des ministres du sanctuaire. Les chanoines Duc et Dondeynaz, qui lui succédèrent dans la dignité prévôtale, et qui jouèrent aussi un grand rôle dans le gouvernement du diocèse, lui durent aussi leur avancement à l'état ecclésiastique. Il donna à l'Eglise trois de ses neveux qui se distinguèrent aussi dans le ministère: Jean-Joseph Raymond, docteur en théologie et curé de Nus; Jean-Baptiste Raymond, docteur en théologie; Jean-Martin Raymond, docteur en droit et chapelain de la cathédrale. Le prévôt Ray-
Comptes rendus des séances XIX mond administra le diocèse pendant les dix ans que dura la vacance du siège épiscopal. Le nouvel évêque, Mgr de Sales, le choisit comme vicaire général. Comme official, ce prévôt instruisit les procès contre le curé d'Antey Bryer et contre Défey Nicolas, vicaire de Saint-Barthélemy, pour des motifs non canoniques. En 1736, il eut à rendre une sentence arbitrale pour un litige qui dura 500 ans entre les habitants de Lignod et d'Antagnod au sujet de la possession d'une forêt assez vaste. Quoique surchargé de besognes, M. Raymond ne dédaigna pas d'accepter une seconde fois la charge de curé de la Cathédrale, charge qu'il avait déjà exercée pendant dix ans ( 1716-1727) et à laquelle renâclaient tous les autres chanoines comme étant la plus pénible à cette époque. Il faudrait ici peindre ce parfait pasteur, sa vigilance sans bornes, ses prières continuelles, son assiduité à nourrir son troupeau de la parole sainte, ses aumônes immenses, sa charité envers les pauvres, les veuves, les orphelins. C'est dire qu'il produisit les plus abondants fruits de salut. Je ne me suis pas dans ce compte rendu appesanti sur tant d'autres détails déjà fournis par le relateur dans son intéressant mémoire. * Nous avons à la fin de la séance distribué le quarantième bulletin aux membres présents et présenté trois nouvelles candidatures: Monseigneur Trompetto, prévôt de la cathédrale de Biella, grand ami de la Vallée d'Aoste et personnage de haute culture; M. !'archiprêtre Jean Riccarand, curé de Champdepraz et auteur d'attrayantes nouvelles valdôtaines parues dans Le Flambeau; Rév. soeur Auxilia Charrier, de Quart, dont nous connaissons la belle thèse élaborée sur la collégiale de Saint-Ours et qu'on lira dans le présent bulletin. SEANCE DU 6 JUIN 1964 Notre Académie se devait de ne pas passer sous silence ce vingtième anniversaire qui nous évoquait l'holocauste de celui qui scella de son sang les assises de la nouvelle Vallée d'Aoste. M. Emile Chanoux ne pouvait être oublié dans cette enceinte où domine son image, non seulement parce qu'il a laissé des écrits qui ne seront pas mis au pilori, mais surtout parce qu'il fut un des plus vaillants champions de notre langue maternelle, le croyant sans peur et sans reproche, l'âme, le chef de notre Association régionaliste, l'organisateur de la Résistance valdôtaine, le pré-
XX Académie Saint-Anselme curseur, l'apôtre du fédéralisme européen, enfin le grand martyr de la Libération. Qui mieux que le sénateur Page et l'assesseur à l'I.P. M. Marius Andrione aurait pu silhouetter la remarquable figure de cet illustre patriote valdôtain, et retracer avec détail son odyssée ? M. le sénateur Page prit une large part à son mouvement autonomiste, coopéra conjointement avec M. Chanoux et de fervents montagnards, le 19 décembre 1943, donc en pleine période fasciste, à l'organisation de la mémorable assemblée de Chivasso, où furent discutées et posées les bases fondamentales de notre Autonomie. Quant à M. le docteur Andrione, il a pu envisager sous tous les aspects l'oeuvre posthume du grand disparu et nous pouvons affirmer qu'il a hérité de tout son esprit patriotique. Aussi, lui savons-nous gré de l'heureux dessein qu'il a conçu de célébrer dans cette Académie le vingtième anniversaire de son sanglant sacrifice et de consacrer toute une séance à cet effet. M. Emile Chanoux, le plus fidèle disciple de l'abbé Joseph Trèves, n'a pu voir la réalisation de son rêve, l'accomplissement de son grand oeuvre; il s'en réjouirait. De vulgaires bandits, sinistres rebuts de notre civilisation, tranchèrent bestialement cette précieuse existence dans son plein épanouissement. Mais leur forfait aboutit à appeler tous les Valdôtains à la secousse, à secouer le joug de la plus abominable dictature, à immortaliser la mémoire de notre Héros. La pensée, l'oeuvre, le souvenir de M. Chanoux ne s'éteindront pas. Son sang fut la semence du vrai patriotisme valdôtain; cette semence est recueillie dans les sillons; elle s'y mêle aux germes de vie et reparaîtra aux prochains étés dans les épis dorés que la brise du soir fait onduler aux derniers rayons du soleil. Du fond de son cercueil, vibrante retentit sa voix pour nous dire à tous: De grâce ne rendez pas inutile tant de sang versé pour la rédemption valdôtaine. Alimentez dans vos coeurs le culte de la petite patrie, la patrie de nos souvenirs, de nos espérances, de nos affections, de nos ancêtres; ayez le souci de ses destinées de ses intérêts, de son avenir, de ses traditions, de ses croyances. Unissez-vous pour un idéal d'indépendance, de cette vraie liberté à laquelle un peuple ne renonce jamais, même quand pour tout le reste il est toujours prêt à se soumettre aux lois nationales et à accomplir consciencieusement ses devoirs de citoyen. Unissez-vous contre tous les ferments de désorganisation politique et sociale qui tendent à s'introduire chez nous. Ne reniez pas le souvenir de vos ancêtres qui vous ont transmis avec l'héritage de leur fortune le patrimoine non moins sacré de leur langue. Après cela, considérez à quelles infamies, à quelles
Comptes rendus des séances XXI aberrations criminelles, peuvent conduire les nationalistes ineptes et outranciers, le matérialisme abject, les dictatures forcenées, les frénésies centralisatrices et agissez en conséquence. * Monsieur le sénateur Page a fait revivre la grande figure de M. Chanoux en retraçant dans tous ses détails son curriculum vitae, depuis le jour de sa naissance, 9 janvier 1906, jusqu'à la journée fatale du 18 mai 1944 où il a été atrocement supplicié par les brigands de l'époque. Le père de Chanoux, garde-chasse de métier, et sa mère, excellente ménagère, eurent soin, dès les premières lueurs de son intelligence précoce, à l'âge de 4 ans seulement, de l'envoyer à la petite école du hameau natal, au pied d'une montagne noire. Il fréquenta pendant deux ans cette école construite par ses ancêtres et dont il gardera toute sa vie le plus émouvant souvenir. Une institutrice dévouée, petite de taille, aux allures paysannes, sévère lui serina les rudiments de la grammaire, les premiers éléments de l'arithmétique. Elle enseignait un peu de tout, nous dit Bréan dans la biographie de Chanoux, à préparer la cuisine, à cultiver les jardins potagers; les femmes ont appris d'elles à prier, à lire, à écrire, à faire les comptes, les chaussettes, à raccommoder les habits. N'étant peut-être pas patentée, elle n'eut pas même une maigre pension dans sa vieillesse, après de longues années d'enseignement, de dévouement, de sacrifices. Mais les gens du pauvre village pourvurent abondamment à son entretien. M. Chanoux, ayant terminé la cinquième primaire à Villeneuve, suivit les cours du Petit Séminaire, mais ne se sentant pas appelé au sacerdoce, il aborda le lycée de l'ancien Collège Saint-Béning, où à 16 ans seulement il conquit brillamment son bachalauréat. Avec le même éclatant succès il remportera à l'Université le diplôme de notaire, si bien que plus tard sur 400 concurrents à des postes de cette profession, il fut classifié le troisième. Jeune lycéen, M. Chanoux fréquentait tous les dimanches et toutes les fêtes, le Cercle catholique Saint-Joconde pour ne pas s'exposer à la contagion de l'indifférence et surtout de l'incrédulité. Né et élevé dans une ambiance toute saturée de religion et de piété, il gardera intacts les trésors de foi reçus en famille, à l'école, au Petit Séminaire, il se sentira outillé pour combattre le bon combat. Que répondre à ce spectacle là ? Que par un reste d'habitude, machinalement, M. Chanoux a gardé· la foi de sa mère ? Non ! Cette foi du berceau, il a commencé par la pérdre dans l'insouciance de sa dix-huitième année; à la prière de deux prêtres,
XXII Académie Saint-Anselme notamment de l'abbé Trèves, il étudie sérieusement la question religieuse. Il se procure, ou on lui procure des livres d'apologétique et il retrouve la foi. Il va au bout, il approfondit la philosophie chrétienne, il la creuse et au fond: c'est le Christ qui lui réapparaît et dont il ne se détache plus. M. Chanoux croyait d'une foi éclairée et fervente, il priait, il égrenait son chapelet. Il avait à un haut degré cette faculté que Platon appelle « la puissante déesse », la mémoire. Tout entrait dans ce vigoureux esprit et tout, rangé en sa place, y demeurait et s'y enracinait. Il avait surtout la bosse, le sens juridique; il n'avait pas besoin de se donner martel en tête pour interpréter les lois. Il eût été certainement un excellent civiliste, mais il préféra le notariat. Il suffit de dire qu'il avait une clientèle au non plus nombreuse, car il jouissait par son honnêteté et sa compétence de la confiance du public. C'était l'homme qu'il fallait pour la Résistance et pour le gouvernement de la Vallée. Il devait aussi connaître toutes les amertumes ... Le fascisme survint comme la pire des calamités; il se dressa sur ses ergots, il escalada le pouvoir par suite de la plus déplorable impéritie du gouvernement libéral à faire face en 1918 à la situation d'après guerre, à la dominer. Il fallait Mussolini, un génie négatif d'un volume démesuré pour accumuler, en dépit de toutes les faveurs de la fortune, tant de faillites, entre autres celle de recréer la romanité, décorée des épigraphes les plus turgescentes, par les puffismes les plus écarlates, pour faire ensuite de la péninsule et de Rome un bastion et un champ de bataille de l'Allemagne et des incursions anglo-américaines qui démantelèrent des villes pendant des mois au seul bénéfice du nazisme. Mais ce fut le commencement de sa culbute. Cet homme, ce don Quichotte eut toutes les ambitions, même celle de la littérature, mais aucune époque historique ne marqua une si piteuse pénurie et stérilité d'écrivains et d'artistes. Il faudra encore des années pour réparer les corrosions morales d'un régime qui avait suspendu ou tenté de suspendre l'exercice de la pensée dans la tête des citoyens et le contrôle de la conscience dans leur esprit afin qu'il ne troublât pas la complexe violation opérée sous l'enseigne de mots truculents: Rome, empire, révolution, obéir, combattre, vivre périllieusement ... De vaillants combattants de la première guerre devaient recevoir des leçons de patriotisme des jouvencelets qui à la Patrie n'avaient offert que le robuste appétit et la vocifération à horlogerie. Le moderne Dioclétien reconcilia l'Etat avec l'Eglise et ce fut un beau geste par lequel il voulut se mettre au niveau si ce n'est au-dessus de Cavour et de Crispi, mais aussitôt il trouva moyen de l'avilir par des déclarations d'un positivisme de report, et par des actes de goujats contre
Comptes rendus des séances XXIII l'action de l'Eglise, actes qui furent définis par Pie XI de vraies persécutions. Cet homme était une surcharge pour la nation et aussi pour l'Europe. Quant à la Vallée d'Aoste, nous savons comment il l'enjola, la jobarda, la turlupina. Il ne lui épargna pas les promesses les plus ronflantes, les plus mirobolantes, les boniments les plus machiavéliques, les plus maboules, les plus godiches: « Voi, Valdostani, siete italiani al cento per cento ... ». Mais, sans trop tarder il supprima notre langue millénaire dans toutes les écoles, depuis les primaires jusqu'à la troisième lycéale. Les inscriptions publiques furent râclées, la toponymie italianisée, les patronymes allaient subir le même sort. L'ineffable Mussolini enjoignit par lettre au directeur de l'usine « La Cogne » de ne point y embaucher des Valdôtains, mais des méridionaux, des vénitiens; des tas de Valdôtains devaient émigrer. Nous connaissons les assassinats, les forfaits perpétrés par ses forbans plus que sataniques. Des villages entiers furent incendiés. A la direction des bureaux, il n'y avait plus des hommes compétents, mais des gens liges au parti et la plupart étrangers à la Vallée d'Aoste. Les Valdôtains étaient comme des exilés dans l'intérieur de leur pays: ceux qui n'avaient pas la carte d'inscription n'avaient pas droit de citoyenneté: donc les citoyens n'avaient plus aucun droit devant la loi; l'aphorisme: « la loi est égale pour tous » était devenu un bluff. On menaçait sournoisement les curés qui s'avisaient de prêcher en français; tous les hebdomadaires durent se résigner à paraître en langue italienne. On vit que tout était contaminé, que Mussolini avait désagrégé, jusqu'à la base, l'Etat, et intoxiqué l'âme de la nation. Le régime fasciste était voué depuis longtemps à une catastrophe retentissante. La mauvaise volonté des événements s'était annoncée de longue date. Sous l'impulsion de l'abbé Trèves et du notaire Chanoux s'organise, dès 1925, une association appelée «La Jeune Vallée d'Aoste» qui devait recruter l'élite du clergé, du laïcat, de tous ceux qui avaient vraiment à coeur la survivance de la Vallée d'Aoste. De cette association naquit l'Union Valdôtaine que des rénégats valdôtains ont stupidement, ignoblement boycottée, au détriment de tous nos intérêts et de l'honneur même de notre Région. Tout le travail de la «Jeune Vallée d'Aoste» n'a pas sorti tous les résultats qu'on désirait, mais les plus farouches ennemis de notre autonomie et de notre langue maternelle n'en ont pas moins essuyé tous les échecs. C'était pain bénit ! Pour secouer le joug de fer qui pesait sur la Vallée, pour sauver ses institutions qui allaient si lamentablement sombrer, pour sauvegarder ses droits, sa langue, ses traditions ancestrales, M. Chanoux n'hésita pas à braver les poursuites féroces, les plus horribles tortures des forbans du
XXIV Académie Saint-Anselme despotisme et de la barbarie. M. Chanoux avait préparé de longue main les voies de notre Autonomie; il avait, nous l'avons déjà dit, rallié sous ses étendards l'élite non seulement du clergé et du laïcat, mais de la jeunesse du pays, tous épris d'une belle ardeur pour la Cause Valdôtaine. Notre héros aurait pu s'enfuir car on l'avait averti de l'horrible tragédie qui se préparait contre lui, mais il tarda une heure de trop pour exécuter son dessein. Cette grande victime de la tyrannie nazi-fasciste avec tous les membres de la Jeune Vallée d'Aoste rêvait pour notre Région des destinées meilleures. M. le sénateur Page nous a décrit les heures tragiques de son arrestation, les tortures inouïes que les seïdes monstrueux d'un Caligula mâtiné de Don Quichotte lui ont infligées. Napoléon Ier, peu de temps avant son trépas avait daigné proférer cet apophtègme d'une humilité si touchante: « Il n'y a que trois grands hommes qui ont paru sur la terre: Alexandre, Jules-César et moi ». Mussolini ne dédaigna pas de se mettre au rang d'eux; il eût voulu que la terre se fût tue devant lui comme devant Alexandre. Comme si la civilisation italienne commençat ou recommençat avec lui, il imposa avec une incroyable outrecuidance un calendrier nouveau; idée qui en soi-même, après l'expérience de la révolution française, dénote l'ineptie, l'ignorance substantielle de celui qui l'a conçue; tandis que celle qui devait être l'« Ere fasciste » était mortellement atteinte après moins de dix ans. Lorsque l'année XXIe fut supprimée au moyen d'un seul ordre du jour, on assista au déplacement d'un cadavre momifié de rhétorique. M. l'avt Page, à titre de documentation, a aussi exhibé la reproduction de nombre de lettres adressées par Chanoux à ses amis et à ses compagnons d'armes, lettres qui démontrent la sincérité de ses croyances, l'ardeur de son patriotisme, son loyalisme valdôtain, son esprit organisateur, etc. Les tortionnaires nazi-fascistes, quoique cuirassés contre les remords, comprirent l'atrocité de leur crime, ils cherchèrent par les mystifications les plus perfides, les plus méphistophéliques à donner le change en mettant en scène le suicide de la victime. Cette supercherie infâme a été complètement démentie par des témoignages irrécusables. * M. le doct. Marius Andrione, assesseur régional à l'I.P., à son tour nous a montré M. Chanoux dans toute la vérité de sa physionomie morale. Il le fallait! Il y a en Vallée d'Aoste pas mal de ces censeurs à oeillères, de ces croyants de surface, les quels, toutes et quantes fois que l'on corn-
Comptes rendus des séances XXV mémore le plus héroïque champion de l'indépendance valdôtaine, en sont encore à vouloir qu'on se bornât à mettre en relief ses convictions religieuses, mais qu'on se tût sur l'inlassable activité qu'il a déployée, sur les luttes qu'il a soutenues, sur les inénarrables tortures qu'il a endurée pour l'affirmation de l'esprit patriotique valdôtain et pour la rédemption du pays. Cela les défrise d'entendre souvent exalter le grand apôtre du régionalisme, l'organisateur de la Résistance, le pionnier du fédéralisme européen, le martyr de la cause valdôtaine. Bien loin de se pâmer d'admiration pour son oeuvre essentiellement patriotique, pour son idéal d'indépendance, de liberté, de justice, pour les exemples et les enseignements qu'il nous a laissés, ils ont eu le toupet de vilipendier tout cela, ils eussent même souhaité le triomphe du fascisme, l'esclavage de la Vallée d'Aoste, la suppression de sa langue, de ses traditions. Oui, Chanoux fut un croyant sans peur et sans reproche, mais aussi le Valdôtain intègre et intégral qui voulait le bien être, la prospérité, l'autonomie de son pays et qui n'en perdit jamais de vue le salut. Chose étrange ! On a vu et l'on voit encore des incroyants qui ont assez d'honnêteté naturelle, assez de loyauté pour prendre fait et cause en faveur de nos caractères ethniques et de notre patrimoine linguistique et des gens d'église s'en montrer opiniâtrement hostiles. Que conclure de là ? Que ces chrétiens n'ont qu'un christianisme de façade, que leur croyance n'est pas sincère ou que ces soi-disant croyants sont bouchés, obtus au point de n'avoir pas même la notion de leurs intérêts les plus vulgaires. Sans compter qu'ils s'enferrent, se mettent un doigt dans l'oeil, vont à l'encontre de la loi naturelle, de la loi divine, contrecarrent la doctrine des souverains pontifes qui ont toujours proclamé le respect des minorités ethniques. C'est du reste dans la nature du catholicisme de ne pas trop favoriser les nationalismes. Nous voyons tous les peuples, même les moins policés, aspirer à leur indépendance, qu'est-ce à dire sinon que les temps des nationalismes outranciers sont bien passés ? A l'heure qu'il est, personne ne peut disconvenir que même la langue d'un hameau et, à plus forte raison, la langue d'une région ne doive être intangible, sacrée et inviolable. Ajoutons un dernier axiome assez apodictique pour ne pas en trouver trop de contradicteurs. Quiconque connaît tant soit peu l'histoire de l'Eglise sait trop bien que la cause principale de toutes les hérésies et de tous les schismes on doit la chercher dans l'orgueil national des peuples, comme les désordres moraux individuels on doit les chercher dans l'égoïsme. Or qu'est-ce le nationalisme exagéré si ce n'est l'égoïsme effréné de la nation ?
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