21 Le Flambeau - 03
cette affirmation est une banalité, historiquement parlant, s' il se trouve incapa– ble de mesurer, ne fGt-ce que d ' une façon approximative, l'ampleur et les con– séquences de ce phénomène. Et meme si, par un cas fortuit, il venait à décou– vrir un texte d'un narrateur de l'époque fournissant sur la contagion tous les détails imaginables, notre historien, en les relatant, n'aurait encore une fois pas dit grand-chose, car la peste de ces deux années ne fut pas, intuitivement parlant, le seui événement qui marqua la vie et la mentalité des hommes de l'époque. L'histoire, sur des temps courts, est impossible à faire. La reconstruction historique, sur des temps longs et en prenant en consi– dération un espace assez vaste, est moins rébarbative, mais dans ce cas aussi l'historien se rend compte qu'il ne peut restituer qu'une faible partie de la vé– rité, meme s'il peut disposer d'une masse considérable de documents d'archi– ves, de narrations de contemporains de l' époque qu' il a prise en considération, de "traces" de tout genre, ce qui n'est jamais le cas. La restitution intégrale du passé est impossible. La croyance de Michelet qui espérait que l'on puisse res– susciter tout, est une utopie. C'est en cela que le réalisme historique trouve maintenant ses propres limites. Il est de toute façon beaucoup plus facile- relativement cela s'entend - d'écrire l'histoire des puissants et de décrire leurs mentalités, que non pas l'histoire et les mentalités des gens du peuple. En effet, tout le long de la du– rée du régime féodal, l'écriture n ' est pas une chose courante. C'est un moyen que l'on emploie pour transmettre la mémoire des hommes, mais seulement sous le couvert de raisons et de circonstances exceptionnelles. On l' emploie par exemple pour fixer les vérités évangéliques et le culte, garantir la proprié– té, dresser les sentences et les contrats de mariage d'une certaine importance, dans !es contrats de location (nos Reconnaissances), et dans quelques autres cas. Ceux qui écrivent !es événements de leurs temps sont en général des ec– clésiastiques et quelques la"iques. Ils ont eux aussi leurs intérets à sauvegar– der: ils sont donc portés à choyer les riches et à se taire sur les pauvres. Ils ont écrit presque exclusivement pour !es puissants, les représentants de Dieu sur la terre, mais, pour des raisons qui sont implicites dans les phrases précé– dentes, l'image qu'ils nous en donnent en sort profondément déformée. Ce– pendant ils ont écrit et une reconstruction bien que très partielle est possible. Les gens du peuple, eux, ne savent pas écrire. On appelait "discrets" les quel– ques personnes qui possédaient un peu d'instruction, mais auraient-elles été capables de narrer un événement d'une certaine importance ou de fournir quelques renseignements sur la psychologie de leurs semblables? Un nombre considérable de personnes en seraient incapables meme de nos jours, en ce siècle des "lumières", après une éducation scolaire qui s'échelonne sur un nombre considérable d'années, l'apport constant des mass-médias, etc. Faire de l'histoire signifie avant tout mettre en évidence des rapports, mais cette implication devient redoutable quand ces rapports sont ternis par le manque de clarté suffisante. Il y a plus. Tout chercheur consciencieux peut tranquillement souscrire une page célèbre de Lucien Febvre, un historien français de grand talent, dans l'introduction de son Rabelais: il y dit que chaque époque se fabrique menta– lement sa propre représentation du passé, sa Rome, son Athènes, son Moyen Age, sa Renaissance: cette représentation, à mesure que le temps passe, sera 120
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