21 Le Flambeau - 03
ler sa bosse. Mais la mère de Marie, réduite à la misère, sans ressources et sans prestige aux yeux de ses concitoyens qui la jugeaient assez sotte pour s'etre fourvoyée avec un rnisérable de la pire espèce, souffrit d'une dépression de laquelle elle ne se releva jamais. A douze ans, Marie resta orpheline, sans biens matériels, sans un sou, sans soutien moral. Sa fierté lui interdisant de vi– vre de la charité publique, elle se proposait chez les nantis du bourg pour de menus travaux à la mesure de ses forces: garder les petits, s' occuper des betes, arracher les mauvaises herbes dans les jardins-potagers, laver et essuyer la vaisselle dans les auberges, rincer les bouteilles à la fontaine, vider les seaux des eaux sales, porter des messages d'un bout à l'autre du village, préparer les bouquets à l'occasion de quelque fete, -ce qu'elle faisait avec un art digne du meilleur fleuriste -. Elle ne refusait jamais la besogne et elle y mettait tant d'ardeur et tant d'adresse que les gens, meme les plus endurcis, ne lui mar– chandaient point les quelques sous qu' elle demandait tirnidement, en échange de son travail. La trouvant toujours disponible et jamais réchignante, les Saint– martinais prirent l'habitude de s'adresser à elle à l'occasion d'un coup de main supplémentaire. Puis de plus en plus, on lui confia des taches de responsabili– té. Traitée comme une adulte bien avant d'en avoir atteint l'age, Marie avait acquis une force intérieure et un jugement siìr. Elle sut inspirer le respect à tout le monde. Devenue une jeune fille avenante, sachant s'occuper avec com– pétence d'enfants et de vieillards, cuisiner à merveille, tenir une maison, cou– dre et broder, et aussi lire et écrire et s'exprimer avec propriété, ce qui à l'épo– que conférait un certain prestige social, Marie Boutiller était entrée au service de Monsieur Chenuil. Clarence et Charlotte, les deux filies de la maison, joliettes et bien élevées, n' avaient d'autre ambition que celle de dénicher un mari convenable dans la faune masculine du village et des environs. Elles ne tardèrent pas à s'attacher à Marie, cette fille si différente de celles qu'elles fréquentaient, qui avait la sa– gesse d'une femme miìre et la fralcheur de la jeunesse, qui écoutait sans rire leurs puériles confidences, dispensait de bons conseils, dirigeait la maisonnée et surtout leur épargnait les corvées les plus pénibles. Quant à Maltre Chenuil, il ne fut pas long à se réjouir d'avoir fait confiance à cette jeune personne. la– mais il ne fut autant choyé et dorloté. Aussi s'installa-t-il définitivement dans la vieillesse sereine et paisible de celui qui sait sa maisonnée bien gouvemée et son affection bien rendue. Bien sfir, il se disait que ses filles, ses trois graces comme il les appelait - car il était arrivé à considérer Marie comme sa propre fille -le quitteraient un jour pour suivre leur destinée. Mais s'il se représentait parfois ce triste futur, il n' en jouissait pas moins du bonheur présent. A l' époque où se situe ce récit, trois jeunes gens hantaient la maison de Monsieur Chenuil : un ingénieur des Ponts et Chaussées qui travaillait à la construction du chemin de fer Turin-Aoste, amoureux de Clarence; un lieute– nant de cavalerie, cantonné au fort de Bard, qui avaitjeté son dévolu sur Char– lotte, et enfin, un jeune apprenti-maltre-maçon, petit-cousin de Monsieur Che– nuil, que la grace et la gentillesse de Marie avaient conquis et subjugué. Nul parrni ces trois gens ne s 'était encore déclaré. Mais l' événement était dans l'air et le vieux Monsieur, quoiqu'il s'en défendlt, les couvait d'un regard point trop bienveillant parce que ces "gallinouns" (épithète attribuée aux fian– cés non officiels) s'appretaient à lui ravir ses chéries. 46
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