21 Le Flambeau - 03
Thaumaturge, il circulait environné d'une "aura" de saint, de l'avis meme des . mécréants. C' était un personnage exceptionnel, comme il en sort de temps en temps des entrailles vigoureuses de nos braves Valdòtaines. De taille moyen– ne, assez robuste, la barbe en collier, mise à la mode par le ministre Cavour, il promenait sur son petit monde un regard bienveillant et doux et ne reculait de– vant aucune misère. Nul ne pouvait affirmer n'avoir jamais eu recours à lui en vain. Marié à une fille de la bonne bourgeoisie de Turin, il jouissait du bon– heur du Juste. Sa femme devint pour les braves Saintmartinais "la dame" dans toute l' acception du terme. Le notaire Porté était lui aussi coulé dans le meme moule. Mais si l'un soignait les corps, l'autre soignait les intérets. Personne ne savait autant que lui résoudre les affaires compliquées, les querelles issues d'un partage inique. Il tranchait tout différend en s'inspirant du Coutumier, ce monumentjuridique, témoin impérissable de la sagesse de nos ancetres. Issu d'une famille de tabel– lions qui se transmettaient de père en fils les memes professions - si l'un était notaire, l'autre était avocat- il avait fait de son étude le rempart consa– cré à la défense des humbles, en butte aux abus du pouvoir. Du tabellion traditionnel, il avait l'allure et l'aspect. Pas très grand, forte– ment myope, un peu voiìté, fuyant l'à-peu-près et recherchant en toutes choses la précision, il parlait et écoutait patiemment les expositions brouillonnes de ses clients sans jamais donner signe de lassitude ou d'énervement. Secret com– me un tombeau, il inspirait toute confiance à son petit monde. Les épouses de ces messieurs étaient ce qu'étaient les dames de ce temps-là: sages, rangées, s'occupant des enfants, du ménage et aussi des bonnes reuvres. Ce soir-là, dans la vaste salle à manger des Chenuil, se trouvaient réunis tous ces personnages, plus deux garçonnets, agés de dix et douze ans, petits– neveux du maltre de céans, qui vivaient à Turin mais adoraient passer leurs va– cances chez ce grand-onde où personne ne leur mettait la bride au cou, où ils pouvaient courir le pays de haut en bas, de long en large, sans que nul ne vlnt interdire quelque nouvel exploit ou proférer de vaines menaces de chatiment. Tous ce monde était confortablement installé.autour de la grande table en noyer garnie de fines patisseries, de sandwiches appétissants, des plus beaux fruits de la saison et surtout, de bonnes bouteilles poussiéreuses tirées de la ca– ve bien foumie du propriétaire. Rien qu'à la regarder, cette salle à manger témoignait de la classe sociale de son maltre. De chaque còté de la grande pièce, se dressaient un buffet et une desserte bien cirée, aux ferrures luisantes; au centre, une longue table massive, flanquée de chaises monumentales, lourdes à déplacer, mais confor– tables. Au fond, une cheminée en marbre vert, large et haute. Les murs tendus de papier doré au-dessus d'une boiserie sombre, s'omaient de tableaux repré– sentant des scènes de chasse. La pièce s'harmonisait à l'allure générale de la maison; une grande maison bourgeoise, batie un peu en retrait de l' église, fière de ses deux étages, de ses dix chambres à coucher, de son cabinet de toilette très moderne, de sa salle à manger cossue et d'un petit salon coquet, du grand bureau austère où Monsieur Chenuil tenait ses comptes, de sa cave bien four– nie, de ses greniers, de sa lourde porte d'entrée en bois sculpté qui s' ouvrait sur un long couloir menant à la cuisine. Un feu vif flambait dans la cheminée devant laquelle les trois jeunes gens se remplaçaient pour tenir la queue de la 48
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