21 Le Flambeau - 06

- LE REVE Jean-Christophe ouvrit du pied la porte entrebaillée de la cuisine de l' alpage et il sortit sur l'esplanade qui borde tout le devant du batiment. Il passa ainsi, soudain, de la pénombre et de la fra!cheur de la maison à la lumière éblouissante du soleil d'aofit. La chaleur suffoquante de cet air sans mouvement et la réverbération des rayons sur les glaciers du Rutor, l'obligèrent à fermer ses yeux en deux minces fentes. Il s'arreta un instant devant la porte pour habituer sa vue à l' éclat in– supportable du soleil. Là, il reçut, par bouffées, l'apre odeur du carbure qu'on vidait des lampes, auprès du mur, et du petit-lait, aigri dans une seille autour de laquelle une nuée de mouches et de taons voltigeaient bruyamment. Jean-Christophe se dirigea vers l'abreuvoir, une longue série de troncs d' arbres vidés, polis au fil du temps par l'eau et par le frottement des museaux des vaches. Il tenait des deux mains cinq bols en fer-blanc qu'il déposa délicatement sur la surface de l'eau. Illes regarda flotter comme de petits navires, poussés par le courant, et il s'abandonna à son imagination d'enfant. Doué d'un esprit vif, imaginatif et reveur, il aimait laisser courir librement sa pensée. Dans ces moments, il se construisait un monde à lui, loin du réel, qui lui permettait d'oublier son passé, si court encore, mais déjà éprouvé par une blessure qui ne voulait pas se fer– mer. Et cette attitude de reveur et de solitaire ne faisait qu'augmenter sa meurtrissure et le plonger toujours plus en lui-meme. Soudain les voix venant de la cuisine le ramenèrent à la réalité. Le petit berger plongea rapidement dans l'eau les bols qui descendirent en spirales, formant des halos blanchatres à cause de la "brossa" qui était restée au fond d'eux. - "Voilà, c'est toujours moi qui doit faire ce travail. Les grands, eux, vont dormir et moi laver les bols. Si, du moins, ils étaient gentils avec moi; mais non, pour le "cit" il n'y a que les réprimandes et les coups de pieds!"- Et il frotta avec du sable fin les bols, puis illes rinça à l 'eau cou– rante.- "S'ils continuent ainsi, un jour ou l'autre je m'enfuis et alors ils verront bien si je ne vaux rien... Mais que dirai t maman si elle me voyait arriverà la maison? Non, c'est mieux quejereste! Pource quej'y gagne– rais, maintenant, à etre là-bas... et puis mes camarades cet automne, à l' école, n'en finiraien t plus de me taquiner en me disant que j 'ai "pourto de pedze". Je ne veux pas subir leurs railleries". Le petit revint à la cuisine où il déposa les bols à égoutter sur une 85

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