21 Le Flambeau - 06
Maintenant Jean-Christophe avalait à grandes enjambées la pente qui le conduisait vers le fond de la vallée. Aux prairies ensoleillées, par– semées de fleurs bariolées, avait succédé la forét des grands sapins cen– tenaires, aux troncs recouverts de longue mousse dure et grisatre comme la barbe du vieux Petit-Louis. Là, par endroits, le soleil filtrait à travers la masse sombre du feuillage et dessinait d'étranges arabesques sur le sol recouvert d 'un épais tapis d' aiguillons. Puis le petit berger fr6la la masse verte des genévriers en sautant sur un sentier caillouteux, profondément creusé par les eaux des grandes pluies. La désolation du paysage environ– nant lui pénétrait dans le cceur. Le terrain aride, où seulement des touffes de genévrier et quelques rares buissons odorants avaient survécu, n' of– frait qu 'une herbe sèche et dure. Tout avait la couleur d 'un soleil trop fort et de l'incendie. On aurait dit que la terre gercée de sécheresse n'avait plus reçu une goutte d'eau depuis un temps immémorable. Pourtant cette terre portait sur sa surface les cicatrices des ravages des pluies que la vé– gétation ne réussissait pas à retenir. De nombreuses rides, profondes et plissées comme celles qui couvrent les majestueux visages de nos cam– pagnards nonagénaires, la sillonnaient partout. Elles se perdaient là-bas, vers la droite, où le terrain se fait plus abrupt, dans de nombreuses ca– lanques qui donnaient à ce terrain d' érosion un aspect de paysage lunaire. Cette pente aride fut vite dévalée et ce furent alors les villages qui vinrent à la rencontre du petit patre. C'étaient ces gracieux villages de chez nous, si bien harmonisés avec la nature environnante; ces villages coquets où les petites maisons aux toitures de lauzes grises, aux balcons de bois ancien vernissé par le soleil, la pluie, le vent et les ans, aux petites fenétres agrémentées d 'un pot d' ceillets, font masse avec le paysage. Des maisons gris-pierre, des maisons blanc-chaux, des maisons grises et blanches dans le vert des chataigniers; l'ombre bleuatre des treilles de "prié" sur la cour aux senteurs fraiches; le scintillement du bassin aux dalles vertes de mousse; et des fenils d' où s' exhale l' odeur du foin récol– té; et du foin dans les ruelles étroites et du foin accroché aux buissons d'aubépine; et le mulet qui avance lentement, chargé du dernier faix de regain que le paysan tient en équilibre par les deux épieux plantés dans la masse qui ondule au rythme du pas de l'animai. Jean-Christophe, essoufflé, s'arréta à la fontaine, y plongea ses mains, puis se désaltéra à grosses gorgées. Il reprit la descente. À ses pieds, s'étalait la ville d'Aoste qui d'ici ressemblait à un énorme rec– tangle de toits, gris dans le centre, rouges tout autour. Il la rejoignit aus– sit6t et illongea ses rues. - "Que de gens!", se dit-il. "Là-haut nous ne sommes que cinq; ici, ça grouille comme quand à l'alpage le frimas fait descendre les choucas". Il regardait les habits des passants. - "Je croyais qu 'aujourd 'hui c'était mar- 88
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